4- Une société de réseaux spatio-temporels

A l’image de ces espaces vides dans Le Désert Rouge, des lieux d’un nouveau genre apparaissent. Inhérents à nos modes de vie contemporain, ils naissent de l’aspiration des architectes, pour répondre aux besoins d’une société en mouvement perpétuel. Ces espaces artificiels, que sont entre autres les halls de gare, d’aéroports, les parkings souterrains, les autoroutes, les couloirs, les salles d’attente, résultent de l’idéologie fonctionnaliste qui sculpte la ville encore aujourd’hui. Nous pouvons aller plus loin en suggérant qu’aujourd’hui les valeurs qui animèrent les Modernes à transformer notre environnement urbain, notamment en abolissant toute singularité, en uniformisant toute surface, s’appliquent également aux individus.

En effet, on remarque que tout comme ces vastes espaces sans identité propre, où la communication immédiate n’est plus, c’est l’anonymat qui domine. La société qui individualise les comportements sociaux, prône ainsi le culte du paraître, de l’apparat, de la neutralité. L’ethnologue Marc Augé, dans son ouvrage Non-Lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, de 1992, définit justement ces espaces de «non-lieux». Selon lui, si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un non-lieu sera son opposé. Il se définira donc comme un espace non-identitaire, non-relationnel, et sans histoire (1).

Le point de vue que je développe jusqu’à présent, peut paraître effrayant. Il n’en demeure pas moins qu’il témoigne de la réalité du monde occidental contemporain. La perception de cette réalité autant fascinante qu’effrayante est le moteur de mon travail plastique. J’ai totalement conscience que ma vision est en partie subjective. Mais elle résulte de ma propre expérience du monde urbain.


L’un des nombreux paradoxes de notre monde actuel réside en la multiplication des moyens dits de communication, tant à l’échelle locale que mondiale. En effet, jamais les individus n’ont été autant connectés les uns aux autres. Cela est possible grâce notamment aux multiples moyens de transports et aux diverses techniques de communication comme le téléphone, la télévision ou encore l’internet. Or comme nous l’avons constaté précédemment, la violence faite au corps et à l’esprit humain de la part de leur environnement urbain moderne reste encore valable aujourd’hui. Il est donc essentiel de se demander quelle est donc cette société qui vante ses moyens de communication toujours plus innovants mais qui délaisse son environnement immédiat. De plus, tout comme le décrivirent Gilles Deleuze et Félix Guattari dans leur ouvrage
  Capitalisme et schizophrénie 1: L’Anti-Oedipe (2), nous vivons dans un monde de frustration où règne un désir atrophié. L’individu est sans arrêt infantilisé par cet idéal de consommation qui le réduit à un être dont le désir, ou la simple envie doivent être immédiatement comblés. Aujourd’hui, nos modes de vie font que chaque individu est de toute part et continuellement sollicité. Il devient ainsi objet de désir vis-à-vis de la société qui le sculpte à son image. Mais l’Homme est aussi sujet désireux de tout ce que la société actuelle peut lui offrir, que ce soit en bien ou en service.

C’est en cela que notre société est une société de circulation et d’échange. Tout élément qui constitue notre monde contemporain devient alors marchandise, un bien consommable en quelque sorte. Or, chaque individu, chaque chose, connecté l’un à l’autre par ce désir, entretient une relation périssable. Ce qui est caractéristique de notre monde actuel, ce sont ces flux circulatoires de toutes natures que l’Homme crée. Il aspire à tout prix et contre tout espoir à une existence pérenne, où le temps est immuable et tout devient maîtrisable. Or, cet environnement actuel en mouvement continu dans lequel l’Homme se perd, témoigne d’une peur chronique du néant, du vide. A travers la ville contemporaine, il se crée un environnement protecteur, maîtrisé et maîtrisable. Cette sphère protectrice apparaît tel un rempart contre cette peur du vide, du chaos contre l’anarchique nature, que l’Homme bannit de ses murs. Malgré tout ces efforts, il demeure évident que cette bataille est bien vaine. Le temps, immatériel et objet de toutes les fascinations, est et restera maître de notre existence.


(1) Augé Marc,
Non-Lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, éd. Le Seuil, 1992
(2) Deleuze Gilles, Guattari Félix,
Capitalisme et schizophrénie 1: L’Anti- Oedipe, Paris, éd. Les Editions de Minuit, 1973

 



A contrario de l’environnement naturel que l’être humain façonne et tente de maîtriser, le temps, qu’il ne peut contrôler, a toujours été un grand mystère. Cependant, des moyens permettant de capter le réel voient le jour, avec l’avènement de la société moderne de consommation et ses nombreuses innovations. Autant visuels que sonores, ces outils techniques viennent bouleverser la perception individuelle de la réalité. La photographie, le cinéma, le phonographe et aujourd’hui les technologies numériques, s’imposent dans le quotidien de chacun. Tous ces outils offrent aux Hommes les moyens de s’approprier ce qu’ils perçoivent du monde extérieur et d’en personnaliser sa représentation. Cependant, il est indispensable de s’interroger sur le but ultime de ses outils. Dans une société qui banalise de plus en plus la représentation du réel, cette profusion d’image et de son ne fait-elle pas perdre aux individus la réalité de leur propre expérience du monde?

Au-delà de la simple perception d’une réalité personnalisée, enregistrée ou ré-interprétée, se pose la question de l’opinion de l’individu face à ce flux audiovisuel ininterrompu. Est-ce vraiment ce à quoi nos contemporains aspirent, recevoir par les médias une réalité préfabriquée, pseudo-objective? Est-ce la société qui, par ses codes et ses valeurs, leur impose cette quête de l’immédiat, du souvenir nostalgique, de l’anecdotique, de l’information choc, ou du sensationnel?

Il me semble que la société dans laquelle nous vivons n’accorde que peu d’intérêt aux individualités, seule importe la manière dont nous réagissons face à ce qu’elle nous impose, ses codes, ses valeurs. Grâce à son histoire, à l’évolution des techniques, la société a réussi à créer ce monde dans lequel nous vivons. Un monde où les individus se définissent comme une masse consommatrice et productrice de richesses. Bercés par les flux continus qui l’environnent, médiatique et cyclique, l’Homme tend à oublier son particularisme au profit d’une image préfabriquée qui lui est arbitrairement attribuée. Cet individu fondu dans la masse, s’aliène totalement, il ne vit que pour ce que lui demande la société. Cependant, mon propos nécessite d’être quelque peu nuancé.

En effet, en conférant aisément au mot société le statut d’entité intouchable et inviolable, n’est-il pas trop facile de la stigmatiser en l’accusant de tous les maux de nos modes de vie contemporains?


Certes, notre monde est ce qu’il est, il aspire à un capitalisme mondial, sorte de paradis pour la consommation de masse où seuls les flux autorisés seraient libres de circuler. Il n’en demeure pas moins que sous le terme de société se cachent des milliards d’individus plus ou moins conscients du monde qui les entoure et de ses idéaux économico-matériels. 

La tentation est grande de se laisser bercer par ces flux ininterrompus qui rythment nos vies contemporaines. L’individu est constamment tiraillé entre une passivité facile et une activité laborieuse. C’est un combat de tous les jours que l’individu doit mener. Il se doit effectivement de se positionner en contre-poids de ce qui l’aliène peu à peu, de réfléchir à sa place. Il doit interroger son évolution dans le monde réel, ce qui l’influence, afin de revenir à l’écoute même de ses perceptions. Il apparaît nécessaire que l’individu se réapproprie son corps, son esprit et prenne conscience de sa nature d’être perceptif afin de jouir pleinement de son existence dans ce monde fluctuant. Il est évident, comme le souligne à juste titre Paul Virilio, dans son ouvrage Esthétique de la Disparition, que ces valeurs, normes que tentent de nous imposer par ses médias, la société, nous exilent peu à peu de nous-mêmes et des autres. P. Virilio met ainsi en avant «une perte de sens qui n’est pas seulement pour nous une sieste de la conscience mais un déclin de l’existence» (1).

Par conséquent, en tant que créateur aujourd’hui, il me paraît indispensable de me positionner dans un rapport distancé et critique vis-à-vis de la société et de ses flux qui nous envahissent. C’est en entretenant un rapport réactif envers mon environnement, en revendiquant ma propre subjectivité, que la pratique de l’errance dans l’environnement urbain s’est imposée à moi.


(1) Virilio Paul,
Esthétique de la Disparition, Paris, éd. Galilée, 1989, p. 44

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