4- Un continuum

Il me paraît intéressant d’évoquer ici le travail photographique de Valérie Jouve. Sa démarche s’apparente à l’art documentaire. Cependant, elle traduit une recherche esthétique autour de la fluidité des corps dans un espace urbain rigide. Son travail regroupe entre autres, des images de passants et d’éléments architecturaux offrant une vision fragmentée du paysage urbain occidental. Elle s’attache tout autant à photographier les corps humains, pris dans le continuum de la vie quotidienne, que des espaces urbains où l’homme est absent. Certaines de ses séries comme Les personnages avec Andrea Keen, 2000-2005 ou Les passants, 1999-2003 (1) font apparaître des individus et un décor urbain singuliers et déstabilisants. L’échelle disproportionnée et l’expressivité des personnages photographiés accentuent ce sentiment d’intemporalité intrinsèque au médium photographique. Son travail ne reflète en rien une réalité objective telle que nous la percevons dans la rue chaque jour. L’artiste s’approprie cet espace urbain pour le recomposer. Ses photographies s’imposent comme une coupure dans le temps d’où émerge une émotion. Les individus semblent prisonniers de leur corps et de leur environnement. Ainsi, elle appuie ce rapport de force, cette violence qui s’exerce entre espace et corps. L’expression de chaque personnage captée sur le vif et exposée à grande échelle, nous amène dans un corps à corps avec ces images. Bien plus que la simple capture d’un moment, ses photographies, qui manipulent l’insaisissable, deviennent des objets esthétiques à part entière.

Tout comme cet artiste, l’expérience avec la réalité du monde urbain est essentielle quant à la composition de mes images. C’est pourquoi j’éprouve par moment le besoin de réaliser un travail sériel qui retranscrit au mieux ce que je souhaite exprimer. Ainsi chacune de mes séries de photographies est réalisée autour d’une même idée. Par exemple, la série que j’ai intitulée Traces, traite de l’abandon de l’objet manufacturé au naturel dans l’espace urbain. En effet, même si l’Homme prétend tout contrôler de son environnement urbain, même s’il fait de l’artifice un avenir pour la ville, tous ces signes, ces formes, qui composent notre paysage ne peuvent être totalement contrôlées. En déambulant dans la ville, mon attention se porte sur ces petits éléments du banal qui livrés au temps et à l’espace, abandonnés, deviennent les spectateurs privilégiés d’une vie urbaine en mouvement. Bien plus qu’un rélévé topographique du paysage urbain, je rends compte de mon expérience à un instant précis d’un lieu, d’une scène qui n’existent plus l’instant suivant. Chaque série de photographies est une vision fragmentaire du monde urbain, où la plasticité des éléments et l’étrangeté qu’ils véhiculent sont accentuées. Chacune d’elles devient ainsi un paysage unique, entre expérience temporelle et composition visuelle.

Cet aspect sériel de mon travail est à mettre en parallèle avec le travail photographique d’Ed Ruscha. Pour lui, la photographie est un préambule à son activité de peintre. Il ne se considère pas photographe. Cependant, de par sa démarche esthétique et son intérêt pour l’objet trouvé, le quotidien, il s’impose comme un des nombreux héritiers de W. Evans. Il s’intéresse aussi aux multiples signes qui coexistent et composent le paysage urbain de villes, comme Las Vegas. A la manière de l’art documentaire, il dresse un minutieux inventaire des affiches publicitaires, piscines, stations services et autres éléments typiques de l’architecture postmoderne. Ed Ruscha se veut observateur de la réalité, de la banalité du quotidien. La photographie lui permet d’exploiter les éléments hors de leur contexte. Il les utilise tant en peinture que pour un travail d’édition de petits livres de photographies. Chacun d’eux traite d’un sujet spécifique, non sans humour ou jeu de mots. La quinzaine de livres qu’il publie entre 1963 et 1978 montre également son parti-pris systématique quant à l’utilisation de pages blanches qui s’alternent avec les images. Il photographie avec la même rigueur, notamment à travers la série Twentysix Gasoline Stations, réalisée en 1963 (1). Pour laquelle il opte pour un traitement à la prise de vue identique pour toutes ces stations-services mettant ainsi en évidence leur similitudes comme leur différences.

Le travail de composition que je réalise ne s’apparente pas à une collecte rigoureuse d’éléments identiques, contrairement à Ed Ruscha. Mes images n’ont d’autre but que de s’affirmer en tant que photographie issue de mon expérience immédiate avec l’environnement. Certaines d’entre elles sont indépendantes les une des autres, tandis que d’autres images forment un tout. Elles composent un paysage fragmentaire, hybride. Je n’utilise donc pas mes photos afin de produire d’autres images, grâce au montage en laboratoire ou en utilisant la peinture.


Comme nous l’avons vu précédemment, l’Homme en ce XXème siècle se bat sur tous les fronts, les mutations qui s’opèrent dans le monde, d’une manière générale mais aussi plus localement à l’échelle du paysage témoigne d’une soif de contrôle, de pouvoir dont les récentes découvertes et les techniques naissantes tendent à offrir. La première émission radiophonique en 1899 vient bouleverser sur le plan acoustique cette fois le rapport qu’entretient l’Homme à son environnement. Ainsi après la photographie, qui bouleverse la représentation picturale, c’est l’avènement de la bande magnétique qui propose la maîtrise d’un des éléments les plus immatériels qui soit le son. C’est ainsi que l’homme dès ce XXème siècle, détient les clés essentielles quant à la maîtrise d’une réalité de plus en plus changeante dont il fait partie .

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